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Publié le 19/06/2008 à 07:53 - Modifié le 19/06/2008 à 10:11 Le Point.fr

Aux États-Unis, les risques de l'obamanie

Patrick Sabatier
Aux États-Unis, les risques de l'obamanie
la victoire qui est universellement prédite à Barack Obama a déjà changé le monde, ou du moins l'image que le monde se fait des États-Unis. ALEX BRANDON/AP
 
 "Alors, cet Obama, il va gagner, n'est-ce pas ? Heureusement !"
De passage à Paris, j'ai pu vérifier, dès ma première visite chez le marchand de fromages et le boucher de ma rue, ce que j'avais entendu dire par mes collègues correspondants à Washington au sujet de leurs rédactions parisiennes, et ce que j'avais constaté en survolant journaux et magazines français sur le Net. Si l'élection présidentielle américaine avait lieu en France aujourd'hui, Barack Obama serait élu par un raz-de-marée. L'obamamanie est, il est vrai, la chose du monde la mieux partagée.

La presse allemande ( Der Spiegel ) a fait sa une sur "le Messie". Le Point lui-même chante "la révolution Obama " . Il n'y a jamais eu autant de journalistes étrangers pour suivre un candidat américain et couvrir d'éloges fascinés un homme politique, souvent présenté comme la combinaison de John F. Kennedy et de Martin Luther King, un mythe vivant. Il n'y a en définitive qu'aux États-Unis que l'on considère que les jeux ne sont pas encore faits, et que l'avance du jeune et fringant candidat démocrate sur le vieux cheval de retour qu'est le républicain John McCain est un peu juste. 48 % contre 42 % à la dernière lecture du baromètre des sondages, soit l'avance que le démocrate Kerry avait sur Bush en 2004 à la même époque, et l'on sait ce qu'il advint
Cet avantage est même jugé anormalement faible par certains analystes, vu que McCain est entravé par le boulet de l'impopularité de Bush. 80 % des Américains estiment que le pays est sur la mauvaise pente, l'économie patine, le ras-le-bol est général (même chez bon nombre de républicains) . On dit que les Américains voteront pour un âne si les démocrates en font leur candidat à la Maison-Blanche (l'âne est l'animal fétiche des démocrates). Obama devrait l'emporter dans un fauteuil.

Mais il y a encore cinq mois avant le 4 novembre, jour de l'élection, soit une éternité, et Obama a le temps de creuser son avance. De toute manière, la victoire qui lui est universellement prédite a déjà changé le monde, ou du moins l'image que le monde se fait des États-Unis. L'obamanie est un antidote efficace à l'antiaméricanisme. L'analyste du New York Times Tom Friedman a pu le constater au Caire, en Égypte : "La nomination d'Obama par les démocrates comme candidat à la présidence a davantage fait pour restaurer l'image de l'Amérique à l'étranger... que sept ans de diplomatie de Bush", note-t-il. Tout d'un coup, tout est pardonné aux États-Unis, redevenus (ou du moins en passe de redevenir) "le dernier et meilleur espoir de l'humanité".
 
"L'idée qu'Obama va changer l'image des États-Unis est un argument de poids"
Le Pew Research Center vient de le constater dans une étude publiée le 12 juin. La lame de fond obamaphile court du Japon à la Colombie, et elle est particulièrement forte dans les pays musulmans, en Afrique (et pas seulement au Kenya, pays des ancêtres noirs d'Obama) et en Europe. Le directeur du centre, Andrew Kohut, constate que "dans le monde entier, on s'attend à ce que le prochain président apporte un changement positif dans la politique étrangère des États-Unis". À condition évidemment qu'il s'appelle Barack Obama.
C'est, soit dit en passant, une des motivations essentielles de ceux qui soutiennent la candidature du sénateur de l'Illinois, du moins parmi l'intelligentsia aisée qui a vécu pendant sept ans comme un calvaire l'opprobre d'être un compatriote de George W. Bush et la cible de l'antiaméricanisme. "Barack est notre rédempteur !" s'exclamait récemment une amie, fervente militante démocrate. "L'idée même qu'Obama va changer l'image des États-Unis est un argument politique de poids en sa faveur", reconnaît un autre analyste du New York Times , David Brooks, pourtant conservateur.

Peu importe, au fond, la politique étrangère d'une éventuelle administration Obama. L'apparition de "l'Élu" suffira déjà à elle seule à faire fléchir "l'axe du mal", à entendre ses partisans. C'est au point qu'on ose à peine poser la question sacrilège : y a-t-il dans l'obamaphilie mondiale autre chose que "l'audace d'espérer", comme le dirait Obama lui-même ? Le phénomène n'est-il que la rencontre entre le désir des Américains de retrouver leur statut perdu sur la planète et celui, non moins ardent, des non-Américains de pouvoir de nouveau rêver et croire au mythe d'une Amérique révolutionnaire, libre, ouverte et montrant le chemin vers le progrès, la liberté et de nouvelles frontières ?
Il est bien évidemment impossible de prédire quelle sera la politique étrangère d'une éventuelle administration Obama, mais on peut être déjà certain qu'elle inclura son lot d'erreurs, de décisions unilatérales prises dans le seul intérêt national des États-Unis, voire pour conforter le statut de superpuissance du pays et contre le sentiment populaire ailleurs dans le monde. Il y aura donc de la déception. Il faut se souvenir que Bush avait promis lors de son élection "une politique étrangère modeste, conforme au génie de l'Amérique... la modestie qui sied à la vraie puissance... l'humilité qui doit aller de pair avec la grandeur". Il faut se souvenir également que lorsque Hubert Védrine critiquait les dérives de "l'hyperpuissance" , il décrivait les tentations d'une administration démocrate, celle de Bill Clinton, dont bon nombre d'ex-conseillers se retrouvent aujourd'hui dans l'équipe du sénateur de l'Illinois.
 
Le "style" Obama sera très différent de celui de Bush
S'il entre à la Maison-Blanche, Obama héritera d'une pile de dossiers explosifs sur lesquels on peut douter qu'il rompe immédiatement et de manière spectaculaire avec la politique passée de ses prédécesseurs Clinton et Bush. Il devra convaincre, au besoin par la pression et la menace, la Corée du Nord et l'Iran de ne pas construire d'armes nucléaires. Il devra faire la guerre aux talibans en Afghanistan et augmenter la pression sur un Pakistan instable et dangereux. Il n'hésitera pas à ordonner d'attaquer les repaires d'al-Qaeda et autres terroristes qui ont déclaré à l'Amérique et ses alliés une guerre qu'ils n'ont pas choisie. Il a dit et répété (sans toujours convaincre) qu'il ferait de la protection d'Israël la clé de voûte de sa politique au Proche-Orient et qu'il s'opposerait au terrorisme du Hezbollah et du Hamas.

Et il veut, comme McCain, que les Européens assurent une plus grande part du fardeau de la défense du monde démocratique. Ses conseillers, comme ceux de McCain, évoquent un "concert" ou une "Ligue des démocraties", coalition ad hoc de pays libres pouvant contourner les lourdeurs et ambiguïtés des Nations unies. Même sur l'Irak, s'il a beaucoup promis de mettre fin à "une guerre qui n'aurait jamais dû être lancée", il a fait savoir qu'il "examinera[it] ses options" une fois élu et qu'il conserverait des troupes américaines en Irak, sans doute moins nombreuses et engagées qu'elles l'ont été, longtemps après sa prestation de serment, surtout si les progrès fragiles constatés sur le terrain se confirment.

Le "style" Obama sera bien entendu sans doute très différent de celui de Bush, ou d'un président John McCain. La diplomatie sera plus à l'honneur et on préférera mettre en avant "la promotion de la dignité " (c'est-à-dire l'aide au développement) plutôt qu'exploiter "la politique de la peur" et les bruits de bottes à des fins de politique intérieure, comme Bush l'a fait. Mais sur le fond, il ne faut probablement pas s'attendre à une révolution Obama dans les relations entre l'Amérique et le monde.

On peut même craindre que l'obamaphilie ne fasse le lit, à l'usage, d'une nouvelle bouffée d'antiaméricanisme. S'il est battu par McCain en novembre, certains ne manqueront pas d'y voir la démonstration que l'Amérique, décidément, est irrécupérable : trop raciste, ou pas assez progressiste, ou trop bête. Il y en aura sûrement pour affirmer qu'"ils" (les forces du Mal) ont comploté pour lui voler la victoire qui était sienne. Mais s'il est élu, s'avère ne pas être à la hauteur, ou même conforme au mythe qui a été créé, il sera accusé d'avoir "trahi" les grandes espérances que le monde entier avait placées en lui et dans les États-Unis. Or, il n'y a pas plus féroce qu'un dépit amoureux.

 



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