Exposé de Patrice Emery Lumumba
EXPOSÉ DE PATRICE LUMUMBA A LA SÉANCEDE CLÔTURE DU SÉMINAIRE INTERNATIONAL
D'IBADAN (Nigeria) LE 22 MARS 1959
ORGANISÉ PAR LE CONGRÈS POUR LA LIBERTÉ
DE LA CULTURE ET L'UNIVERSITÉ D'IBADAN
L'UNITÉ AFRICAINE ET L'INDÉPENDANCE NATIONALE
Je remercie le« Congrès pour la Liberté et la Culture et
l'Université d'Ibadan pour l'aimable invitation qu'ils ont
bien voulu m'adresser pour assister à cette Conférence
Internationale où l'on discute du sort de notre chère Afrique.
C'est une satisfaction pour moi de rencontrer ici plusieurs
Ministres Africains, des hommes de lettres, des syndicalistes,
des journalistes et des personnalités internationales,
qui s'intéressent aux problèmes de l'Afrique.
C'est par ces contacts d'homme à homme, par des rencontres
de ce genre que les élites africaines pourront se connaître
et se rapprocher afin de réaliser cette union qui est
indispensable pour la consolidation de l'unité africaine.
En effet, l'unité africaine tant souhaitée aujourd'hui par tous
ceux qui se soucient de l'avenir de ce continent,
ne sera possible et ne pourra se réaliser que si
les hommes politiques et les dirigeants de nos pays
respectifs font preuve d'un esprit de solidarité,
de concorde et de collaboration fraternelle
dans la poursuite du bien commun de nos populations.
C'est pourquoi l'union de tous les patriotes est indispensable,
surtout pendant cette période de lutte et de libération.
Les aspirations des peuples colonisés et assujettis sont
les mêmes; leur sort est également le même.
D'autre part, les buts poursuivis par les mouvements
nationalistes, dans n'importe quel territoire africain,
sont aussi les mêmes.
Ces buts, c'est la libération de l'Afrique du joug colonialiste.
Puisque nos objectifs sont les mêmes,
nous atteindrons facilement et plus rapidement
ceux-ci dans l'union plutôt que dans la division.
Ces divisions, sur lesquelles se sont toujours appuyées
les puissances coloniales pour mieux asseoir leur domination,
ont largement contribué - et elles contribuent encore -
au suicide de l'Afrique.
Comment sortir de cette impasse '?
Pour moi, il n'y a qu'une voie.
Cette voie, c'est le rassemblement de tous les Africains
au sein des mouvements populaires ou des partis unifiés.
Toutes les tendances peuvent coexister au sein de ces
partis de regroupement national et chacun aura son mot à dire
tant dans la discussion des problèmes qui se posent au pays,
qu'à la direction des affaires publiques.
Une véritable démocratie fonctionnera à l'intérieur de
ces partis et chacun aura la satisfaction d'exprimer librement
ses opinions.
Plus nous serons unis, mieux nous résisterons à l'oppression,
à la corruption et aux manœuvres de division auxquelles
se livrent les spécialistes de la politique du « diviser pour régner».
Ce souhait d'avoir dans nos jeunes pays des mouvements ou
des partis unifiés ne doit pas être interprété comme
une tendance au monopole politique ou à une certaine dictature.
Nous sommes nous-mêmes contre le despotisme et la dictature.
Je veux attirer l'attention de tous qu'il est hautement sage
de déjouer, dès le début, les manœuvres possibles
de ceux qui voudraient profiter de nos rivalités politiques
apparentes pour nous opposer les uns aux autres et
retarder ainsi notre libération du régime colonialiste.
L'expérience démontre que dans nos territoires africains,
l'opposition que certains éléments créent au nom de la démocratie,
n'est pas souvent inspirée par le souci du bien général;
la recherche de la gloriole et des intérêts personnels
en est le principal, si pas l'unique mobile.
Lorsque nous aurons acquis l'indépendance de nos
pays et que nos institutions démocratiques seront stabilisées,
c'est à ce moment là seulement que pourrait se justifier
l'existence d'un régime politique pluraliste.
L'existence d'une opposition intelligente,
dynamique et constructive est indispensable
afin d'équilibrer la vie politique et administrative
du gouvernement au pouvoir.
Mais ce moment ne semble pas encore venu et ce
serait desservir le pays que de diviser aujourd'hui nos efforts.
Tous nos compatriotes doivent savoir qu'ils ne serviront pas
l'intérêt général du pays dans des divisions ou en
favorisant celles-ci, ni non plus dans la balkanisation de
nos pays en de petits états faibles.
Une fois le territoire national balkanisé,
il serait difficile de réinstaurer l'unité nationale.
Préconiser l'unité africaine et détruire les bases mêmes de
cette unité, n'est pas souhaiter l'unité africaine
Dans la lutte que nous menons pacifiquement aujourd'hui
pour la conquête de notre indépendance,
nous n'entendons pas chasser les Européens de ce
continent ni nous accaparer de leurs biens ou les brimer.
Nous ne sommes pas des pirates.
Nous avons au contraire,
le respect des personnes et le sens du bien d'autrui.
Notre seule détermination -et nous voudrions que l'on nous
comprenne -est d'extirper le colonialisme et l'impérialisme
de l'Afrique.
Nous avons longtemps souffert et nous voulons respirer
aujourd'hui l'air de la liberté.
Le Créateur nous a donné cette portion de la terre
qu'est le continent africain;
elle nous appartient et nous en sommes les seuls maîtres.
C'est notre droit de faire de ce continent un continent
de la justice, du droit et de la paix.
L'Afrique toute entière est irrésistiblement engagée
dans une lutte sans merci contre le colonialisme et
l'impérialisme.
Nous voulons dire adieu à ce régime d'assujettissement
et d'abâtardissement qui nous a fait tant de tort.
Un peuple qui en opprime un autre n'est pas un peuple civilisé
et chrétien.
L'Occident doit libérer l'Afrique le plus rapidement possible.
L'Occident doit faire aujourd'hui son examen de conscience
et reconnaître à chaque territoire colonisé
son droit à la liberté et à la dignité.
Si les gouvernements colonisateurs comprennent à temps
nos aspirations, alors nous pactiserons avec eux,
mais s'ils s'obstinent à considérer l'Afrique comme
leur possession, nous serons obligés de considérer
les colonisateurs comme ennemis de notre émancipation.
Dans ces conditions, nous leur retirerons avec regret
notre amitié.
Je me fais le devoir de remercier ici publiquement
tous les Européens qui n'ont ménagé aucun effort
pour aider nos populations à s'élever.
L'humanité tout entière leur saura gré pour la magnifique
œuvre d'humanisation et d'émancipation
qu'ils sont en train de réaliser dans certaines parties
de l'Afrique.
Nous ne voulons pas nous séparer de l'Occident,
car nous savons bien qu'aucun peuple au monde ne peut
se suffire à lui même.
Nous sommes partisans de l'amitié entre les races,
mais l'Occident doit répondre à notre appel
Les occidentaux doivent comprendre que l'amitié
n'est pas possible dans les rapports de sujétion
et de subordination.
Les troubles qui éclatent actuellement dans certains
territoires africains et qui éclateront encore
ne prendront fin que si les puissances administratives
mettent fin au régime colonial.
C'est la seule voie possible vers une paix et une amitié
réelles entre les peuples africains et européens.
Nous avons impérieusement besoin de l'apport financier,
technique et scientifique de l'Occident en vue du
rapide développement économique et de la stabilisation
de nos sociétés.
Mais les capitaux dont nos pays ont besoin doivent
s'investir sous forme d'entraide entre les nations.
Les gouvernements nationaux donneront toutes
les garanties voulues à ces capitaux étrangers.
Les techniciens occidentaux auxquels nous faisons
un pressant appel viendront en Afrique
non pour nous dominer mais bien pour servir et
aider nos pays.
Les Européens doivent savoir et se pénétrer de cette idée
que le mouvement de libération que nous menons
aujourd'hui à travers toute l'Afrique,
n'est pas dirigé contre eux, ni contre leurs biens,
ni contre leur personne, mais simplement et uniquement,
contre le régime d'exploitation et d'asservissement
que nous ne voulons plus supporter.
S'ils acceptent de mettre immédiatement fin à ce régime
instauré par leurs prédécesseurs,
nous vivrons avec eux en amis, en frères.
Un double effort doit être fait pour hâter l'industrialisation
de nos régions et le développement économique du pays.
Nous adressons un appel aux pays amis afin
qu'ils nous envoient beaucoup de capitaux
et de techniciens.
Le sort des travailleurs noirs doit aussi être sensiblement
amélioré.
Les salaires dont ils jouissent actuellement sont
nettement insuffisants.
Le paupérisme dans lequel vivent les classes laborieuses
est à la base de beaucoup de conflits sociaux
que l'on rencontre actuellement dans nos pays.
A ce sujet, les syndicats ont un grand rôle à jouer,
rôle de défenseurs et d'éducateurs.
Il ne suffit pas seulement de revendiquer l'augmentation
des salaires,
mais il est aussi d'un grand intérêt d'éduquer
les travailleurs afin qu'ils prennent conscience
de leurs obligations professionnelles,
civiques et sociales, et qu'ils aient également
une juste notion de leurs droits.
Sur le plan culturel, les nouveaux états africains
doivent faire un sérieux effort pour développer
la culture africaine.
Nous avons une culture propre, des valeurs morales
et artistiques inestimables,
un code de savoir-vivre et des modes de vie propres.
Toutes ces beautés africaines doivent être développées
et préservées avec jalousie.
Nous prendrons dans la civilisation occidentale
ce qui est bon et beau et rejetterons ce qui ne
nous convient pas.
Cet amalgame de civilisation africaine et européenne
donnera à l'Afrique une civilisation d'un type nouveau,
une civilisation authentique correspondant
aux réalités africaines.
Des efforts sont aussi à faire pour la libération
psychologique des populations.
On constate chez beaucoup d'intellectuels,
un certain conformisme dont on connaît les origines.
Ce conformisme provient des pressions morales
et des mesures de représailles qu'on a souvent exercées
sur les intellectuels noirs.
Il suffisait de dire la vérité pour que l'on fût vite taxé de
révolutionnaire dangereux,
xénophobe, meneur, élément à surveiller, etc.
Ces manœuvres d'intimidation et de corruption morale
doivent prendre fin.
Il nous faut de la véritable littérature et une presse libre
dégageant l'opinion du peuple et non plus
ces brochures de propagande et une presse muselée.
J'espère que le « Congrès pour la Liberté de la Culture
nous aidera dans ce sens.
Nous tendons une main fraternelle à l'Occident.
Qu'il nous donne aujourd'hui la preuve du principe
de l'égalité et de l'amitié des races que ses fils
nous ont toujours enseigné sur les bancs de l'école,
principe inscrit en grands caractères dans la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.
Les Africains doivent jouir, au même titre que tous les
autres citoyens de la famille humaine,
des libertés fondamentales inscrites dans cette Déclaration
et des droits proclamés dans
la Charte des Nations Unies.
La période des monopoles des races est révolue.
La solidarité africaine doit se concrétiser aujourd'hui
dans les faits et dans les actes.
Nous devons former un bloc pour prouver au monde
notre fraternité.
Pour ce faire, je suggère que les gouvernements
déjà indépendants apportent toute leur aide et appui
aux pays non encore autochtones.
Pour favoriser les échanges culturels et le rapprochement
entre les pays d'expression française et
ceux d'expression anglaise,
il faudrait rendre l'enseignement du français et
de l'anglais obligatoire dans toutes les écoles d'Afrique.
La connaissance de ces deux langues supprimera
les difficultés de communication auxquelles
se heurtent les Africains d'expression anglaise
et ceux d'expression française lorsqu'ils se rencontrent.
C'est là un facteur important d'interpénétration.
Les barrières territoriales doivent aussi être supprimées
dans le sens d'une libre circulation des Africains
à l'intérieur des états africains.
Des bourses d'études seraient également à prévoir
en faveur d'étudiants des territoires dépendants.
Je profite de l'occasion qui m'est offerte pour
rendre publiquement hommage au Dr Kwamé Nkrumah
et à M. Sékou Touré d'avoir réussi à libérer
nos compatriotes du Ghana et de la Guinée.
L'Afrique ne sera vraiment libre et indépendante
tant qu'une partie quelconque de ce continent restera
sous la domination étrangère.
Je conclus mon intervention par ce vibrant appel :
Africains, levons-nous !
Africains, unissons-nous !
Africains, marchons main dans la main avec ceux qui veulent
nous aider pour faire de ce beau continent
un continent de la liberté et de la justice.
Je vous remercie
--
J-L K.
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