10/21/09

Le Mur, une relique qui rapporte

 REUTERS/TOBIAS SCHWARZ

La plupart des morceaux du Mur sont repeints.
Pour les plus petits bouts,
on a choisi des tags aux teintes pastel


LE MONDE

Berlin Correspondante

Il repose dans un entrepôt anonyme à
l'extrémité nord de Berlin.
Le Mur, inoffensif, débité en milliers de morceaux.
Des segments entiers de 3,60 mètres de haut
sur 1,20 mètre de large et des montagnes
de petits fragments entassés dans
des cartons à fruits et légumes.

Sur des présentoirs, plusieurs centaines
de cartes postales sont incrustées
de minuscules éclats.

Le propriétaire des lieux, Volker Pawlowski,
est le principal "grossiste" des magasins
de souvenirs de la capitale allemande.
Il fournit aussi hôtels, institutions et entreprises.
 "Aujourd'hui, je détiens quasiment le monopole",
se vante-t-il, riant de ses concurrents
qui, selon lui, n'en sont pas vraiment.
 
La plupart des morceaux sont repeints.
Pour les plus petits bouts, on a choisi
des tags aux teintes pastel.
Et pas question de s'encombrer
de scrupules : "Le béton gris, ça ne
se vend pas bien."
Mais des couleurs un peu trop fraîches
ne risquent-elles pas de rebuter les acheteurs ?

"La seule chose qui compte, c'est que
la pierre soit d'origine", affirme-t-il.
L'homme va et vient, d'un pas pressé.
Dans la cour, un camion charge
deux gros segments commandés
par un parc de loisirs en Bavière.
Avant la livraison, des artistes sont venus
redessiner les fresques d'antan.

Prix de vente : 7 000 euros la paire.
Ce genre de pièce trouve davantage
preneur cette année, avec
le vingtième anniversaire de la chute
du Mur.
Volker Pawlowski se frotte les mains.

Pour lui, tout a commencé en 1992.
L'idée lui vient en croisant des vendeurs
à la sauvette dans les allées
d'un marché aux puces.
Le Berlinois décide, lui,
de faire les choses en grand.
A l'époque employé dans le bâtiment,
il contacte des entreprises de
travaux publics chargées de recycler le Mur.

Mois après mois, il en rachète
près de 250 mètres.
Pour combien ?
Il ne veut pas le dire.

A 52 ans, M. Pawlowski assure qu'il lui reste
de quoi fournir ses clients
 "jusqu'à la fin de (sa) vie".
Pragmatique, le commerçant
décrit : "Le Mur, pour moi, c'est un produit
comme un autre.

C'est mon business." Il emploie trois personnes
à temps partiel pour faire tourner
cette affaire somme toute "très rentable".

Vingt ans après sa chute, le Mur a bel et bien
changé de nature. Les touristes à sa recherche
le trouveront plus facilement sur les étals
des marchands de souvenirs que
dans les rues de la capitale allemande : à l'exception
de quelques rares tronçons, il ne reste aujourd'hui
 plus rien du "rempart anti-impérialiste"
de 155 kilomètres qui encercla Berlin-Ouest
pendant vingt-huit ans.
Le sinistre ouvrage s'est évaporé.

Dès la première brèche, des blocs entiers
ont été démontés par de simples Berlinois,
armés de pioches et de marteaux.
Ces anonymes, baptisés les "Mauerspechte",
(pics-verts du Mur) ont parfois amassé
de véritables collections.
Plus tard, des dizaines de milliers de tonnes
de béton brut ont été concassées,
puis réaffectées à la rénovation
des routes est-allemandes.

Quant aux pans du centre-ville recouverts
de fresques multicolores,
le gouvernement de la RDA finissante
en a vendu les plus beaux morceaux.

Des entrepreneurs de l'Ouest ont aussi
flairé l'opportunité commerciale : grâce
à leurs contacts à l'Est, certains furent
mandatés pour organiser des ventes
aux enchères, dont la plus célèbre
eut lieu à Monaco, en juin 1990.
L'argent était censé profiter
aux Allemands de l'Est.
En réalité, personne n'a jamais vraiment su
qui toucha les juteux bénéfices.

"Depuis cette époque, on peut trouver
des morceaux décorés un peu partout
 dans le monde : au Vatican, à l'ONU
ou encore au siège de Microsoft",
raconte Ralf Gründer, journaliste
et auteur d'ouvrages traitant du Mur.

Les années passent, mais la fascination
reste intacte. L'ancien symbole de Berlin
est encore l'objet d'innombrables présents.
On a ainsi vu la chancelière Angela Merkel
offrir un morceau de belle taille
à Nicolas Sarkozy au mois de mai,
lors d'un meeting commun pour la campagne
des élections européennes.

Même gratification pour le coureur
jamaïcain Usain Bolt : la mairie de Berlin
lui a remis un bloc de 2,7 tonnes,
en guise de récompense pour
ses trois titres mondiaux remportés
lors des championnats d'athlétisme au mois d'août.

L'offre est toujours abondante.
Sur chaque site emblématique du Berlin divisé,
le touriste se voit proposer des bouts
de béton de toutes les tailles et pour tous les prix.
Comptez 3 euros pour quelques miettes,
50 euros pour un gros parpaing,
voire le double s'il est très décoré.

L'"Histoire" continue de faire recette.
"Les morceaux de Mur, c'est l'article
qui se vend le mieux.
Aux étrangers, mais aussi aux Allemands
qui visitent la ville, confie la propriétaire
d'un stand à quelques encablures
de Checkpoint Charlie.
J'en écoule tous les jours, et de plus en plus
à mesure qu'on s'approche du 9 novembre."

Quant à prouver l'authenticité de toutes
ces reliques, c'est plus difficile. Chacun tente
à sa façon de rassurer les acheteurs.
Certains magasins fournissent
des "certificats" frappés d'un sceau
aux armes de la RDA.

Tout à fait illusoire, bien sûr...
"Il n'existe pas d'organisme officiel
chargé de garantir l'origine des morceaux",
rappelle Alexandra Hildebrandt,
directrice du Musée de Checkpoint Charlie.

Le plus souvent, la méfiance règne
entre les commerçants. "Les autres font ce
qu'ils veulent, mais, chez moi, les gens achètent
car ils voient que c'est du vrai", décrète ainsi
Gerd Glanze, un ancien "Mauerspechte".

L'homme a ouvert sa boutique au début
de l'East Side Gallery, la plus longue section
de Mur (1,3 km) restée debout.
Sur les étagères, il a exposé des cartes postales
pour le moins artisanales : il y est représenté
en train d'arracher des fragments,
un maillet à la main. La légende précise : "Personne n'a
détruit à lui tout seul autant
de Mur de Berlin que Gerd Glanze".

Il tend un morceau, l'air triomphant.
"Voyez, les couleurs, ce sont les mêmes
que sur la photo."
On aimerait le croire, mais la démonstration
n'est qu'à moitié convaincante...
Son local, en tout cas, ne désemplit pas.

"Rapporter un bout de Mur, pour les touristes,
c'est important, explique cet
ancien Berlinois de l'Est. C'est aussi
symbolique que photographier la tour Eiffel à Paris."
 
L'exploitation mercantile de l'ancien rideau
de fer n'est pourtant pas
du goût de tout le monde.
Certains crient au détournement.
Tel l'artiste Peter Unsicker, dont l'atelier
se situait - côté Ouest - à quelques mètres
de l'enceinte.
Pendant des années, il l'a taguée au nez et
à la barbe des "Vopos". Il se rappelle bien
ces jours de l'automne 1989,
 l'hilarité vengeresse des Berlinois.
Par centaines, il les a vus se ruer
sur les pierres pour les faire tomber.

Des pierres aujourd'hui enfermées
dans du Plexiglas ou montées en porte-clés
pour séduire le chaland...
"C'est désolant, juge-t-il.
On a commercialisé la notion de liberté."

Marie de Vergès

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J-L K
Sent from Kigali, Rwanda

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