8/15/09

La traduction comme lecture (et inversement)

Toute lecture est une acclimatation,

c'est-à-dire une création qui répond

à celle de l'auteur.

La traduction dans une autre langue

ne fait que pousser cette logique

jusqu'à son terme.

Alberto Manguel s'attache depuis longtemps

 à rendre justice à l'appropriation des textes

par ceux qui les découvrent,

cette part obscure et sous-estimée

de l'échange littéraire ; c'est aux embûches,

aux paradoxes et aux miracles

de la traduction qu'il réfléchit ici.

Par Alberto Manguel

Jorge Luis Borges soutenait que les traductions

ne devaient pas être littérales. « L'erreur, disait-il,

provient de ce que l'on oublie que chaque langue

est une façon de sentir l'univers ou de le percevoir  (1). »

« Traduction » est le nom que nous donnons

au plus intime des actes de lecture.

Toute lecture est traduction, passage de

la vision formelle de l'univers à une façon

particulière de le sentir ou de le percevoir,

d'une représentation du

monde-texte (en lettres écrites) à une

autre (en lettres vues et entendues).

Des études récentes ont montré que

la partie de notre cerveau qui organise

la réception du texte est aussi celle

qui nous permet de discerner les formes

et les distances.

Autrement dit, le fait de lire, d'un point de

vue physiologique, consiste à traduire

les formes physiques de l'univers en

représentations imaginaires et, en

même temps, spatiales.

Lire, c'est traduire matériellement

la réalité du monde dans la réalité

telle que nous la ressentons.

Nommer quelque chose, c'est déjà le traduire.

Dire que ce que nous voyons,

c'est Madame Bouteille, et non

le profil stylisé d'un espadon, c'est traduire

son physique splendide dans un système

complexe de significations que, par manque

de temps et d'espace, nous résumons

en deux mots, « Madame Bouteille », lesquels

comprennent en même temps

toutes les connotations esthétiques,

politiques, sociales, psychologiques du personnage.

Dire « Amérique hispanique », c'est aussi

de la traduction. C'est résumer

une géographie complexe, ses longues

histoires indigènes, sa colonisation,

son indépendance, sa nouvelle colonisation,

ses villes, ses fleuves, ses œuvres littéraires,

ses usines, ses chemins,

la vie de chacun de ses habitants.

Tout cela, et bien plus, en deux mots,

qui le traduisent dans l'association verbale

forcée d'un explorateur italien et d'une

culture due à Rome.

Toute traduction est une conquête.

L'une des nombreuses étapes qui ont marqué

la quête par le continent américain de son

identité plurielle et singulière a eu lieu

après l'arrivée des Espagnols.

Entre les langues natives du continent et

la langue des derniers arrivants, il y a eu

rencontre, affrontement, dialogue,

tentative d'extermination, étude, et, dans

une certaine mesure, acceptation.

Dans la Babel des Amériques, c'est la traduction qui,

de maintes façons, a tenté de reconnaître

l'autre et sa langue, que ce soit pour le comprendre,

pour dialoguer avec lui ou pour l'éliminer.

La légende veut que le premier traducteur de

l'Amérique hispanique ait été une femme,

Doña Marina ou Malinche, indigène qui assurait

le rôle d'interprète entre Hernán Cortés

et Moctezuma.

José Cadalso, dans la neuvième de ses

Lettres marocaines, ouvrage terminé en 1774,

soutient que c'est là « un remarquable

exemple de l'extrême utilité que peut

avoir le beau sexe, à condition de toujours diriger

sa subtilité naturelle vers des fins grandes

et louables ». Dans la perspective

patriarcale espagnole, il convient que la première

tentative de comprendre la langue de l'autre

en terre colonisée se fasse à travers

un nouvel instrument, plus « faible »

que celui des armes viriles, moins prestigieux

que le modèle classique masculin de

la traduction d'un Saint-Jérôme ou d'un Alphonse le Sage (2).

Il y a quelque chose de magique dans

la transformation de la Babel indigène en

langue chrétienne par l'intervention

de la traductrice-traîtresse (comme l'appelle Nora Catelli),

la belle Malinche.

C'est toute la condescendance esthétique

européenne qui s'exprime, et qui permet

aux explorateurs de juger le continent et

leur rôle en son sein. « Je t'assure, écrit

le chroniqueur de Cadalso dans

la cinquième lettre, que tout semble s'être

déroulé comme par un coup de

baguette magique : découverte, conquête,

possession, domination sont autant de merveilles.

» Avec une apparente impartialité, il ajoute que,

pour « fonder le jugement le plus sain », il devra

se référer aussi aux écrits étrangers, puisque tout

ce qu'il a lu sur la conquête est l'œuvre d'Espagnols.

Il explique : « La lecture de cette histoire

particulière est un supplément nécessaire à

l'histoire générale de l'Espagne. »

C'est un point central : lire l'autre pour

se comprendre soi-même.

Connaître sa propre identité à travers ce qui peut

être sauvegardé de la culture d'en face,

dans le passage de la langue inconnue

à celle que l'on parle chez soi.

Cadalso comprend la traduction en Amérique

dans son sens le plus large, comme le processus

qui renvoie l'acte d'exploration à son point de départ,

et nomme non plus la cartographie étrangère

mais celle de la terre natale.

Avec une grande acuité, il associe traduction et lecture.

Planter dans une terre différente
l'arbre d'un autre climat

A mesure que progresse l'indépendance

des colonies espagnoles en Amérique, la volonté

de fixer le monde dans une voix différente

progresse elle aussi.

L'espagnol vernaculaire se différencie alors

de celui de l'Espagne, soit qu'il s'arrête

dans le temps, refusant de se débarrasser

de ses archaïsmes, soit qu'il récupère

des vocables indigènes, soit qu'il invente

de nouveaux mots à son usage propre.

L'espagnol créole se donne pour ainsi dire

comme parodie de lui-même, comme volonté

de se déguiser en quelque chose qui n'est

ni indigène ni espagnol, quelque chose

dont les caractéristiques sont précisément

celles de l'intermédiaire, du métis, du pont.

On a suggéré que les premiers exemples

significatifs de traduction au Mexique,

au Pérou et en Argentine, vers 1800,

étaient une conséquence de la censure

exercée par l'Espagne à travers les lois des Indes,

qui interdisaient (sans grand succès)

l'importation des œuvres de fiction.

En Amérique hispanique « apparaît le lecteur,

dont les goûts commencent

à réguler la production littéraire (3) ».

La traduction n'est plus dès lors

un exercice de lecture singulier, correspondant

au caprice d'un lecteur lettré,

mais tend à devenir un acte officiel,

destiné à toute une communauté linguistique.

Dans cette atmosphère de lectures vernaculaires,

antérieures et ultérieures,

le Vénézuélien Andrés Bello travaille

à une grammaire destinée aux Hispano-Américains.

Dans sa préface, il est on

ne peut plus clair : « Je n'ai pas la prétention

d'écrire pour les Castillans.

Mes leçons s'adressent à mes frères,

les habitants de l'Amérique hispanique.

Il est certes important de préserver la langue

de nos pères dans sa possible pureté,

en ce qu'elle est un moyen providentiel

de communication et un lien de fraternité

entre les nombreuses nations d'origine espagnole

sur les deux continents.

Mais ce n'est pas un purisme superstitieux

que j'ose vous recommander. (...) Le pire des maux,

celui qui pourrait nous priver

des avantages inappréciables d'une langue commune,

si on ne l'arrête pas à temps,

c'est l'avènement des néologismes qui inondent

et ternissent une bonne partie de ce

qui s'écrit en Amérique (4). » Et de conclure

par cette définition : « Une langue est comme

un corps vivant : sa vitalité ne tient pas

à l'identité constante de ses éléments,

mais à l'uniformité régulière des fonctions

qu'ils exercent, et qui précèdent

sa forme et son genre distinctifs. »

La fonction précède la forme : cette formule

si carrollienne (« Prends soin du sens,

et les sons prendront soin d'eux-mêmes (5)  »)

s'applique dans une large mesure à la traduction

littéraire en Amérique hispanique.

« Pour qui est-ce que je traduis ? »

semble être le mot d'ordre

des traducteurs du continent, de Malinche à nos jours.

Suivant le conseil que Borges donna un siècle

plus tard, les meilleurs traducteurs hispano-américains

ont mené la notion de traduction non littérale

à des extrêmes surprenants.

Il ne s'agit plus de simplement verser les mots

d'une langue à une autre, en renversant la trame,

ainsi que le propose Miguel de Cervantès,

citant Luis Zapata citant Horace, « comme qui

regarde les tapis flamands à l'envers ».

La tâche est plus ambitieuse, plus complexe,

plus ingénieuse : reconstruire l'original dans

une autre cartographie, coloniser le paysage

avec un texte étranger, planter dans

une terre différente l'arbre d'un autre climat.

En 1974, dans El Hacedor, Borges a publié

un petit texte intitulé La Trama.

Je veux le citer en entier :

« Pour que son horreur soit totale, César, acculé

contre le socle d'une statue par les poignards

impatients de ses amis, aperçoit parmi

les lames et les visages celui

de Marcus Junius Brutus, son protégé,

peut-être aussi son fils.

Alors il cesse de se défendre et

s'exclame : "Toi aussi, mon fils !"

Shakespeare et Quevedo recueillent le cri pathétique.

Les répétitions, les variantes, les symétries

plaisent au destin.

Dix-neuf siècles plus tard, dans le sud

de la province de Buenos Aires, un gaucho

est attaqué par d'autres gauchos et,

en tombant, reconnaît un de ses filleuls.

Il lui dit avec un doux reproche et

une lente surprise (ces paroles, il faut

les entendre, non les lire) : "¡ Pero, che !" Ils

le tuent, et il ne sait pas

qu'il meurt pour qu'une scène se répète  (6). »

Il y a quelques années, essayant de partager

avec des amis canadiens ce texte de Borges,

j'ai essayé de le rendre en anglais.

Plusieurs difficultés m'ont semblé

insurmontables ; en particulier, ce « ¡ Pero, che ! »,

locution intraduisible par excellence,

profondément enracinée dans le sol argentin

et impossible à replanter

dans n'importe quel

champ linguistique. « ¡ Pero, che ! » semble

être le fruit de l'identité même de l'Argentin,

plainte laconique qui ne peut s'exprimer

nulle part ailleurs sur la terre.

On ne dit pas « ¡ Pero, che ! » en Angleterre

ou aux Etats-Unis, mais pas davantage

en Espagne, au Mexique ou à Cuba. «

¡ Pero, che ! » est quasiment en soi

la définition du parler créole.

Fort heureusement, l'histoire de la traduction

est faite d'infimes miracles.

Vertu, intelligence, adresse, expérience,

recherche, hasard : tous ces facteurs

interviennent dans l'exécution

d'une traduction réussie, mais la qualité

du miracle est la seule essentielle.

Dans ce champ de la création littéraire,

il n'y a pas de victoire sans miracle.

Un texte nomade
qui jamais ne jette l'ancre

Résigné à laisser ma traduction inachevée ou

à terminer le court texte en utilisant

un faible synonyme de l'insaisissable expression,

je lisais, pour me distraire,

A Short History of England, de Gilbert Keith Chesterton,

œuvre que Borges connaissait fort bien,

et soudain apparut la phrase suivante :

« Pendant très longtemps, on a pensé

que la nation britannique fondée par Jules César

avait été fondée par Brutus.

Le contraste entre la très sobre découverte et

la très fantastique fondation

a quelque chose d'évidemment comique,

comme si le "Et tu, Brute ?"

latin de Jules César pouvait se traduire par

"What, you here ?" (7).  »

Le « What, you here ? » de Chesterton est

la traduction parfaite du « ¡ Pero, che ! »

de Borges. Ou plutôt : le « ¡ Pero, che ! »

de Borges est la traduction parfaite

du « What, you here ? » de Chesterton.

La traduction comme lecture-voyage dans

les deux sens : de la source au texte original et

du texte original à la source,

la source et l'original se confondant et

se redéfinissant chemin faisant.

Qui est l'auteur et qui est le traducteur

de l'expression ? Borges ou Chesterton ?

Impossible de le savoir.

Chronologie et anachronisme ne sont pas

des concepts utiles pour juger

d'une traduction et de ses sources.

La tâche infinie du lecteur, consistant à parcourir

la bibliothèque universelle à la recherche

d'un texte qui le définisse, se multiplie (si tant

est que l'infini puisse se multiplier) lorsque

ce lecteur admet sa qualité de traducteur. Alors,

tout texte sauvé de la page devient

une multitude d'autres textes,

transformés dans le vocabulaire de ce lecteur,

redéfinis dans d'autres contextes,

d'autres expériences, d'autres mémoires,

rangés dans d'autres étagères.

Au lieu du texte fixe de la page,

le lecteur-traducteur propose un texte nomade

qui jamais ne jette l'ancre.

Voilà l'émouvant paradoxe

de l'art de la traduction : à travers

ces constantes migrations, ces explorations

incessantes, une œuvre littéraire peut devenir

quelque chose de moins vacillant,

de moins hasardeux que ce que sa nature

d'œuvre artistique lui impose,

et acquérir, par miracle,

une sorte d'immortalité immanente.

Alberto Manguel



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