Avant l'élection d'un nouveau directeur général
« Patrimoine commun de l'humanité »,
l'Organisation des Nations unies
pour l'éducation, la science
et la culture (Unesco) doit être défendue
et préservée.
C'est pourquoi, de l'intérieur, est
dénoncée la politique mise en œuvre
ces dix dernières années.
L'élection, ce mois-ci, d'un nouveau
directeur général revêt
une importance cruciale pour l'organisation.
Par Gabrielle Capla
C'est le 31 mai 2009, date de clôture
du dépôt des candidatures, qu'a
officiellement commencé l'élection
du prochain directeur général de
l'Organisation des Nations unies
pour l'éducation, la science
et la culture (Unesco).
Appelé à partir du 7 septembre à choisir
parmi neuf candidats, le Conseil exécutif
(lire « Trois instances ») recommandera aux
cent quatre-vingt-treize États membres
de la Conférence générale celle ou celui
qui sera élu pour succéder
au Japonais Matsuura Koichiro.
La lutte pour occuper ce poste prestigieux
fait rage entre les États ayant présenté
des candidats et les bureaucrates
les plus haut placés de l'organisation, attachés,
depuis leur bastion du Secrétariat,
à défendre ou à consolider leurs places.
La langue de bois qu'ils utilisent pour masquer
leurs intérêts ne peut occulter que la plupart
d'entre eux ont sacrifié, sous le magistère
de M. Matsuura (1999-2009),
les valeurs fondatrices de l'Unesco.
Initialement conçue en 1945 pour devenir
l'institution chargée de la veille intellectuelle
au sein du système des Nations unies,
cette organisation avait un objectif
des plus nobles : « Les guerres prenant
naissance dans l'esprit des hommes,
c'est dans l'esprit des hommes qu'il faut
élever les défenses de la paix. » Pour y parvenir,
ses fondateurs préconisaient l'intensification
des échanges libres en matière d'éducation,
de science, de culture et de communication,
afin d'atteindre une paix fondée
sur un « idéal démocratique »,
dans le respect de la diversité culturelle
de chaque pays.
Dans un monde en crise, l'acte constitutif
de l'Unesco demeure d'une étonnante actualité.
Accusée, entre 1978 et 1980,
par la Heritage Foundation, un think tank
(« cercle de réflexion ») ultraconservateur américain,
d'abriter de dangereux communistes
en lieu et place d'intellectuels et
de Prix Nobel, l'Unesco a fait l'objet
de violentes critiques pendant la présidence
du républicain Ronald Reagan (1981-1989).
Furieux de voir un Africain — le Sénégalais
Mahtar M'Bow (1974-1987) — diriger l'Unesco,
et mécontents de son « excessive politisation (1) »,
les États-Unis avaient claqué la porte en 1984,
privant ainsi l'organisation, l'une des tribunes
internationales où les pays du tiers-monde
peuvent s'exprimer,
de 20 % de son budget ordinaire.
En septembre 2003, encouragés par
un directeur général « ami », M. Matsuura,
les États-Unis rentrent cependant à la maison
après dix-neuf ans d'absence, reconnaissant
les « progrès considérables que
l'Unesco [a] faits pour se réformer (2) ».
Pressé par ailleurs d'intégrer l'institution
à un moment où l'Organisation
des Nations unies (ONU) refuse d'approuver
les visées guerrières de M. George W. Bush en Irak,
Washington déclare vouloir revenir à l'Unesco
« pour marquer [son] engagement en faveur
de la dignité humaine (3) ».
Dès son retour, Washington s'oppose à l'adoption
de la déclaration et de la convention sur
le patrimoine culturel immatériel (4)
et entrave l'élaboration de la convention
pour la protection et la promotion de la diversité
des expressions culturelles.
Finalement adoptée en octobre 2005,
celle-ci entrera en vigueur le 18 mars 2007.
Vantant les « habiles qualités de leadership »
de M. Matsuura, Mme Louise Oliver, ambassadrice
américaine auprès de l'Unesco, n'en regrette pas
moins que « son pays [n'ait] pas le droit de veto,
comme au Conseil de sécurité
des Nations unies (5) ».
Washington reprochait en son temps
à M. M'Bow de « gérer à l'africaine
une organisation dans laquelle
le manque total de transparence
des dépenses, le laxisme (...) empêchent
de savoir où l'on est (6) ».
Après dix années de mandat de M. Matsuura,
qu'en est-il, en réalité, du bilan
de cette « réforme » tant saluée par les États-Unis ?
Si elle demeure appréciée et admirée
pour ses programmes de sauvegarde
du patrimoine de l'humanité — ils ont permis
de préserver le temple d'Abou Simbel en Égypte,
le site d'Angkor au Cambodge,
l'obélisque d'Axoum en Éthiopie — ou
sa Décennie internationale de la promotion
d'une culture de la non-violence et
de la paix au profit des enfants
du monde (2001-2010), l'Unesco remplit-elle
pour autant les objectifs que lui assigne l'ONU ?
Ambassadeur du Japon en France, M. Matsuura
a été élu directeur général en 1999 grâce
au soutien de son premier ministre et
ami d'enfance Obuchi Keizo, et
de ses promesses (non tenues) d'apporter
des fonds extra budgétaires japonais
pour les activités de l'organisation.
L'appui de la Fondation Sasakawa, l'une
des principales donatrices privées
du système des Nations unies,
dont le fondateur, Sasakawa Ryoichi,
est un criminel de guerre,
parrain des yakuzas (la mafia japonaise) (7),
fut également nécessaire.
M. Jacques Chirac, qui n'a jamais caché
son goût pour la culture nippone,
se montra lui aussi très favorable à son élection.
Pour la première fois de son histoire,
l'Unesco se trouve ainsi dirigée par
une personnalité étrangère à
ses domaines de compétence.
M. Matsuura n'a en effet aucune expérience
en matière d'éducation, de science
ou de culture. Il fait fi, par ailleurs,
des codes et règles qui régissent
l'organisation.
Après avoir prêté serment d'indépendance
par rapport à son pays, comme doivent le faire
tous les chefs des agences onusiennes,
M. Matsuura entame sa fonction de directeur
depuis... son ambassade.
Des fonctionnaires zélés lui apportent
les dossiers de l'Unesco.
Installé au pouvoir, M. Matsuura s'engage
dans la voie de la « réforme » économique.
Une politique qui lui permet d'effacer
toute trace de la gestion administrative,
mais aussi des programmes tels que
« La culture de la paix », de son prédécesseur
espagnol Federico Mayor, et de supprimer,
« pour réduire les dépenses »,
une cinquantaine de postes à haute responsabilité,
au mépris des statuts et règlements
du personnel de l'Unesco et du code
de la fonction publique internationale.
Mme Diane Dufresne, employée pendant
vingt ans au sein de... l'administration carcérale
du Canada, arrivera en tant
que directrice des ressources humaines (DRH)
pour procéder aux licenciements.
Depuis, l'Unesco a été de nombreuses fois
condamnée par le tribunal administratif
de l'Organisation internationale du travail (TAOIT).
Ces « réformes » économiques touchent
également le secteur de la culture : emblème
de l'organisation depuis 1947, publié
en trente langues — dont
le braille —, Le Courrier de l'Unesco cesse
de paraître, malgré des propositions
de financements des États membres et
la nécessité pour le Secrétariat d'avoir
une vitrine médiatique auprès
du grand public.
Des milliers de livres d'histoire, de rapports,
de recherches, de publications et
de documents concernant notamment l'Afrique,
l'Amérique latine et le monde arabe
sont détruits en 2004 et 2005,
en raison d'un manque d'espace
de rangement et de mémoire informatique !
Faute d'expérience dans le secteur
de l'éducation, M. Matsuura finance
le pilonnage des livres plutôt que,
par exemple, leur distribution dans les écoles...
Les attaques en règle se multiplient,
notamment contre la Fédération mondiale
des associations, centres et
clubs Unesco (FMACU), mise sur pied
en 1981 (sur la base d'anciens clubs Unesco
nés en 1947) pour appuyer, dans plus
de cent vingt pays, les valeurs de paix.
Les quatorze membres de son Conseil exécutif,
pourtant légalement élus, dans le respect
d'une juste répartition géoculturelle,
sont harcelés, puis écartés en 2005
par un groupe de neuf personnes que dirige
M. Eiji Hattori, un Japonais,
fonctionnaire retraité de l'Unesco,
autoproclamé président de la Fédération.
Les menaces de mettre un terme
aux relations avec cette organisation
non gouvernementale (ONG) représentant
plus d'un million et demi d'adhérents
et le non-vote du budget de 600 000 dollars
pour le fonctionnement du Conseil exécutif
« putschiste » par la Conférence générale
attestent la volonté du Secrétariat : détruire
l'indépendance et l'autonomie
de la FMACU (8).
De telles manœuvres affectent également
l'existence d'autres ONG et organismes rattachés.
M. Matsuura s'est attelé à inféoder l'Unesco
au Japon et à mettre en œuvre
des « réformes » appréciées par
Washington ; des Américains, « compétents
et qualifiés », ont été placés à de
nombreux postes-clés (9).
Recruté en 2005, sous la pression
de l'ex-première dame des États-Unis
Laura Bush (nommée par M. Matsuura
« ambassadrice de bonne volonté de l'Unesco »
jusqu'en 2012), M. Peter Smith est un
bel exemple de la composition
de cette nouvelle équipe.
Ancien parlementaire républicain de
l'Etat du Vermont sous la présidence
de Ronald Reagan, M. Smith a été accusé
de racisme lorsqu'il était professeur
à l'université de Monterey Bay,
dans l'Etat de Californie.
Embauché comme sous-directeur général
pour l'éducation, il devait restructurer
le département, dont le fameux programme
« Éducation pour tous » (EPT) est l'une
des priorités et aussi l'un des objectifs
les plus coûteux.
Pour ce faire, M. Smith s'est offert les conseils
d'une société américaine, Navigant Consulting,
qui n'avait pas la moindre compétence
dans ce secteur, mais avec laquelle, pour
« améliorer la gestion de son département »,
il a signé des contrats onéreux : « Entre juin 2005
et août 2006, pour un montant
de 2,15 millions de dollars, sans appel d'offres,
en violation des règles de l'Unesco (10) ».
Avec l'aval de M. Matsuura.
Coupables par action et par omission
Pas plus soucieux de réduire de moitié
le nombre d'analphabètes dans le monde
d'ici à 2015 que d'éviter les gaspillages croissants
de l'organisation, M. Smith a également fait
exploser le budget « déplacements ».
Basée à Chicago, Navigant Consulting,
qui préconisait pour l'essentiel la privatisation
de l'éducation, n'avait pas de bureau à Paris,
obligeant ainsi le sous-directeur général
et son équipe à faire régulièrement des voyages
aux États-Unis.
Mis en cause, M. Smith sera contraint
de démissionner, non sans déclarer avant
de partir que les « anti-réforme »
empêchaient son action.
« On liquide l'Unesco sans le dire »,
répète-t-on dans les couloirs.
Des réactions d'indignation face
au constant mépris de M. Matsuura pour
les deux organes de direction se font sentir
ici et là.
Mais la menace réelle d'une chasse aux sorcières,
ciblant ceux qui dénonceraient la corruption
et un bilan catastrophique,
est perceptible : peu revendiquent ouvertement
de tels propos.
Outre la crainte de se voir rétrogradé, muté
ou bien bloqué dans son ascension professionnelle,
il existe une crainte véritable de perdre
plus que son poste : nombreux sont
les fonctionnaires atteints de dépression
ou en arrêt-maladie prolongé.
D'autres, reconnus pour leur intégrité
et leur professionnalisme,
sont partis, écœurés.
Au dire du syndicat du personnel,
l'Unesco Staff Union (STU), la politique mise
en place vise effectivement au démantèlement
de l'organisation, ce qu'ont dénoncé
deux rapports anonymes qui ont circulé
à la fin 2008 et en juin 2009.
Une fraction du personnel lié
à l'administration y dénonçait la corruption
et les pratiques arbitraires du directeur et
de « sa clique » qui, en l'espace de dix ans,
ont fait de l'Unesco une organisation
« inefficace et dépensière » où « le gaspillage,
la fraude, l'abus de confiance et de pouvoir
tout comme le harcèlement sont
en constante croissance (11) ».
Le texte pointait également du doigt
les États membres, la Conférence générale
et le Conseil exécutif, responsables
par leur action ou par leur inaction
du délabrement de l'organisation.
Malgré ce cri d'alarme, les pratiques
dénoncées se poursuivent.
Dès 2002 a été préconisée la publication,
tous les deux ans, d'un rapport mondial
sur une question particulière définie
par M. Matsuura lui-même.
La préparation de la première (et seule) édition
fut confiée au bureau de la prospective,
dirigée par M. Jérôme Bindé et pilotée
au plus haut niveau par un conseil
que présidait Mme Françoise Rivière,
directrice de cabinet du directeur général.
Faisant fi de la diversification des approches
intellectuelles et des origines géoculturelles
exigées par l'universalité de l'organisation,
ce « rapport mondial » — « Construire
des sociétés du savoir » — n'a intégré
que sept contributions d'auteurs
résidant dans l'hémisphère Sud,
sur les cinquante-trois commandées.
Le siège de l'Unesco se trouvant à Paris,
cette situation géographique sera invoquée
pour justifier la sur-représentation des auteurs
français en général et parisiens en particulier.
Mais, comme le remarque un rapport
du commissaire aux comptes, « cet argument,
éventuellement recevable dans le cadre
des [conférences] "Dialogues et entretiens",
perd sa pertinence lorsqu'il s'agit non plus
d'inviter des orateurs, mais de commander
des contributions écrites » dont le coût variait
non pas en fonction de la taille du texte
mais des auteurs.
Les mêmes, pour des interventions « d'une
vingtaine de minutes, devant quelques
centaines de personnes, coût[aient]
à l'organisation jusqu'à 12 000 dollars (12) ».
Pendant la période de rédaction du rapport,
de 2002 à 2005, ont été signés « quatre-vingt-six
contrats d'honoraires pour un montant total de
526 937 euros (13) », avec une
équipe — française — de consultants embauchée
pour des durées allant de trois jours
à trente-quatre mois, et dont la contribution a été
pour le moins discutable.
S'ils ont bien fait un travail de relecture
des textes demandés, trouvant pour la plupart
que « la concision et l'esprit de synthèse
sont à peu près les seules qualités de ces réponses,
assez banales dans l'ensemble », le gros
de leur activité a résidé notamment
dans l'écriture « des discours que le directeur
du bureau était invité à prononcer,
ou des textes qu'il était invité à publier
sous sa signature ».
Alors qu'il fut publié avec deux années de retard,
en novembre 2005, « le coût du rapport,
de 1,2 million de dollars, [est passé]
à un total de 2,3 millions de dollars »
pour « un impact limité ».
L'audit de la Cour des comptes sur les travaux
de rénovation du site Fontenoy — le siège
de l'Unesco —, fait état, lui aussi,
de dérives (lire « Etat de siège »).
L'état de délabrement dans lequel
se trouve l'Unesco au terme du mandat
de M. Matsuura est, de l'avis de nombreuses
délégations d'Etat et de presque tous
les fonctionnaires, anciens et nouveaux,
comparable à celui dans lequel se trouvent
les États-Unis après le mandat
de M. George W. Bush.
La logique d'externalisation et d'achat
de services menée jusqu'ici pour
paralyser (privatiser) l'organisation a d'ores
et déjà hypothéqué la marge de manœuvre
du prochain directeur général.
Indépendamment de l'issue du scrutin
(lire « Lutte des places »), le projet
de programmes et budgets
pour l'exercice 2010-2011 préparé par
M. Hans d'Orville, membre éminent de l'équipe
de l'actuel directeur, sera adopté ce mois-ci
par la Conférence générale.
Clairement calqué sur la politique
de l'administration Matsuura, ce « nouveau »
programme en reproduit pour l'essentiel
les travers, à ceci près qu'il est,
pour le Secrétariat, un plaidoyer pro domo.
Ainsi, les actions de redressement attendues
de la prochaine direction seront
bloquées par l'ancienne administration.
Alors que de nombreuses voix s'élèvent pour
demander un audit rigoureux, l'heure de vérité
a-t-elle sonné pour M. Matsuura ?
Un infléchissement permettrait de mettre
un terme à ce que le président
du Conseil exécutif, M. Olabiyi Babalola Joseph Yaï,
a appelé la « malsaine complicité »,
ce « malentendu bien entendu » entre
le Conseil exécutif, la Conférence générale
et le Secrétariat.
Les différents rapports produits
par le commissaire aux comptes
ne laissent plus d'échappatoire,
nul ne pouvant se prévaloir de l'ignorance
pour justifier le démantèlement du seul organe
culturel et intellectuel du système
des Nations unies.
Certes, dans les organisations internationales
ou dans les pays qui les soutiennent,
tous les responsables n'ont pas pour priorité
d'atteindre les objectifs que s'est fixés l'humanité.
Et il faut du temps et des efforts considérables
pour opérer un changement, même de l'intérieur,
dans ce type de bureaucratie.
Cependant, l'Unesco a beaucoup accompli
depuis sa création et, pour cela,
mérite une chance.
Alors, « Mesdames et Messieurs [de l'Unesco],
osez (14) ! »
Gabrielle Capla.
--
J-L K.
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