6/13/08

Obama et les signes (2), par Christian Salmon


  

Chronique
Obama et les signes (2), par Christian Salmon
LE MONDE | 13.06.08 |
 
"Les beaux livres, écrivait Marcel Proust, sont écrits dans une sorte de langue étrangère." On pourrait en dire autant de toute forme d'expression humaine... Et pourquoi pas du discours politique quand il ne se contente pas de mimer les idées reçues, qu'il est porteur d'une nouvelle langue et d'une nouvelle grammaire politique ? L'ampleur des changements se mesure alors à la prolifération de signes nouveaux, parfois contradictoires, parfois convergents, mais difficiles à lire dans la langue politique traditionnelle car ils échappent au simple message des communicants et à la logique médiatique de la persuasion.
 
S'il y a un Barack Obama que les médias ignorent obstinément, c'est bien l'Obama sémiologue, attentif aux signes et à leur circulation dans la médiasphère.
Dans L'Audace d'espérer (Presses de la Cité, 2007), il décrit par exemple comment une histoire fabriquée ou une fausse nouvelle "répétée inlassablement et lancée dans l'espace cybernétique à la vitesse de la lumière finit par devenir une particule de réalité, comment des caricatures politiques et des pépites de conformisme s'incrustent dans notre cerveau sans que nous ayons eu le temps de les examiner...". Un contexte, ajoute-t-il, qui "favorise non pas ceux qui ont raison, mais ceux qui, comme le service de presse de la Maison Blanche, peuvent présenter leurs arguments le plus bruyamment, le plus fréquemment, avec le plus d'obstination possible, et devant la meilleure toile de fond".
Obama dénonce l'écart croissant "entre les paroles et les actes, un fossé qui corrompt le langage et la réflexion" et qui n'a cessé de se creuser depuis Ronald Reagan et "ses tours de prestidigitation verbale". A peine élu au Sénat, assailli par les reporters et les commentateurs, il se demande "combien de temps il faut à un homme politique... avant que le comité des scribes, des rédacteurs en chef et des censeurs n'élise résidence dans sa tête. (...) Combien de temps pour se mettre à parler comme un politicien ?".
 
L'avenir dira si Barack Obama est l'inventeur d'un nouvel idiome politique ou s'il n'en est que le simulacre, le simple avatar d'un Lincoln à l'ère de "Second Life". Mais il serait absurde de nier qu'il incarne une nouvelle génération d'hommes politiques qui méritent d'être qualifiés de sémio-politiciens, porteurs de signes et de symboles plutôt que de programmes et de promesses, moins aptes à se "positionner" sur un arc traditionnel de forces politiques qu'à inspirer des manières nouvelles de penser le monde et de le changer.
 
C'est sans doute la clef de l'attraction qu'exerce sa candidature sur les jeunes Américains : son parcours raconte l'apprentissage difficile des signes, la quête d'une identité métisse, partagée "entre deux mondes, le noir et le blanc", chacun d'eux possédant "son propre langage, ses propres coutumes et ses propres structures", et la tentative de les réconcilier par "un effort de traduction". Obama, depuis son plus jeune âge, fut contraint à un usage intensif et attentif des signes. "Depuis la découverte effrayante que j'avais faite dans Life, celle de crèmes blanchissantes, écrit Barack Obama dans Les Rêves de mon père (Presses de la cité "Etranger", 256 p., 21 €), j'avais fait connaissance avec le lexique en vigueur dans la communauté pour décrire les différentes façons d'être noir : les bons cheveux, les mauvais cheveux, les lèvres épaisses ou les lèvres fines. (...) De fait, il n'était même pas certain que tout ce que nous pensions être une expression libre et sans entraves de notre identité noire - l'humour, les chants, la passe dans le dos - ait été librement choisi par nous. Au mieux tout cela était un refuge, au pire un piège."
 
Obama est beaucoup plus qu'un "storyteller" de génie. C'est un stratège de l'inconscient américain. Il a su faire de sa personnalité hybride, aux repères biographiques hétérogènes, une métaphore des nouvelles identités composites à l'ère de la mondialisation. C'est pourquoi on ne peut analyser cet événement à la lueur des analogies historiques (Martin Luther King ou les Kennedy) mais dans l'espace, dépourvu de tout antécédent, de l'après-11-Septembre . Il tend à une Amérique désorientée un miroir où se recomposent des éléments narratifs dispersés.
 
Depuis le 11-Septembre, les républicains ont opéré un véritable retournement des idéaux types américains : en criminalisant l'immigration, en bâtissant des murs aux frontières, en encadrant la liberté d'expression, en surcodant l'identité par la religion.
Obama fait l'inverse. A la rhétorique du conflit des civilisations, il oppose une autre syntaxe, celle des assonances et des conciliations, celle des identités métissées et des variations, l'identité ouverte de l'émigré à l'âge des déplacements. Son parcours d'Américain métis est un retour au récit américain des origines.
 
Avec Obama, c'est toute une Amérique qui retrouve ses repères perdus depuis le 11-Septembre : l'immigration, le voyage, le melting-pot, la frontière comme dimension vivante et positive. Obama incarne une tentative de faire rebondir le récit américain mis à mal et de reconstruire l'identité d'un "peuple déjà spolié de son histoire, un peuple manquant souvent des moyens de rétablir cette histoire en la montrant sous une forme différente de celle qui apparaissait sur les écrans de télévision".
Jean Genet, dans un tout autre contexte, en avait peut-être pressenti l'imminence. "Les Noirs en Amérique, disait-il, sont les signes qui écrivent l'histoire, sur la page blanche ils sont l'encre qui lui donne un sens."

Christian Salmon est écrivain.


 
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